AĆÆcha, Sutayta al-Mahamali, LubnĆ¢ de Cordoue⦠La liste des femmes savantes qui ont marquĆ© lāhistoire de lāislam est importante mais presque totalement ignorĆ©e du public. Vanessa. C remĆ©die Ć cette lacune dans un texte consacrĆ© aux savantes musulmanes oubliĆ©es de lāhistoire sur Mizane.info.
Depuis quelques dĆ©cennies, grĆ¢ce Ć la vulgarisation des travaux des chercheurs 1 et des intellectuels, les musulmans peuvent redĆ©couvrir la grandeur passĆ©e de la civilisation islamique. Les noms des scientifiques et inventeurs de gĆ©nie les plus brillants, tels al-KhawĆ¢rizmĆ® (qui a donnĆ© le nom Ā« algorithme Ā»), ibn Ruchd (AverroĆØs), ibn Sina (Avicenne), ibn al-Haytham (Alhazen), al-KindĆ® (Alchindius) sont connus d’un public un tant soit peu cultivĆ©. Mais les femmes savantes musulmanes de cette Ć©poque, elles, demeurent complĆØtement inconnues.
Il est vrai que les Ć©lites intellectuelles des femmes musulmanes ont surtout brillĆ© dans les matiĆØres religieusesĀ : des milliers de savantes furent expertes en sciences duĀ HadĆ®th, en rĆ©citation coranique, ou encore dans leĀ Fiqh. Dans le domaine littĆ©raire, d’autres femmes (ou parfois les mĆŖmes !) furent de grandes poĆ©tesses, calligraphes…Mais pour ce qui est des sciences logiques et de la nature, comme les mathĆ©matiques ou la physique, extrĆŖmement peu de gens sont capables de citer ne serait-ce qu’un nom de savanteĀ ! DĆ©couvrons ce qu’il en est…
Du dĆ©but de l’islam Ć la naissance des sciences arabes
Les disciplines scientifiques existant dans la sociĆ©tĆ© islamique primitive Ć©taient peu nombreuses, comparĆ©es Ć celles existant aujourd’hui. Fait tout Ć fait exceptionnel, AĆÆcha la jeune Ć©pouse du ProphĆØte (pbDsl[2]) maĆ®trisait toutes ces sciencesĀ ! Cela fit d’elle la premiĆØre musulmane savante universelleĀ [3].
AĆÆchaĀ bint Abu Bakr
Urwa, le neveu d’AĆÆcha bint Abu Bakr, a en effet dit Ć son sujet : « Je n’ai pas vu de savante plus grande que AĆÆcha dans la rĆ©citation du Coran, les lois de l’hĆ©ritage, leĀ halalĀ et leĀ haram[4], la poĆ©sie, l’histoire des Arabes et la gĆ©nĆ©alogie.Ā Ā» Une autre version ajouteĀ : « mais ta connaissance de la mĆ©decine m’Ć©tonne, d’où vient-elleĀ ?Ā Ā»[5] Les domaines scientifiques Ć©noncĆ©s dans ce rĆ©cit restĆØrent quasiment les seuls[6]Ā jusqu’Ć la fin du deuxiĆØme siĆØcle de l’hĆ©gire.
En tout cas, les compagnons du ProphĆØte (pbDsl) et les califes consultaient AĆÆcha sur les questions religieuses les plus compliquĆ©es et elle transmit Ć©galement abondamment le savoir dont AllĆ¢h l’avait doté : elle aurait ainsi instruit 232 hommes et 67 femmesĀ [7].
AĆÆcha bint Talha (m. aprĆØs 100 h/718 [8])
AĆÆchaĀ bintĀ Talha fut la niĆØce d’AĆÆchaĀ la mĆØre des croyants. Elle passa beaucoup de temps auprĆØs de cette derniĆØre, vĆ©cu chez elle durant une certaine pĆ©riode et fut instruite par elle. RĆ©putĆ©e pour ĆŖtre belle et cultivĆ©e, on la connaĆ®t principalement, car elle a transmis desĀ hadĆ®thsĀ ; elle tenait des assemblĆ©es et beaucoup de gens dont des savants venaient la visiter ou lui Ć©crivait du fait de sa proximitĆ© avecĀ AĆÆchaĀ la mĆØre des croyants et de sa connaissance de la religion. Mais ce qui nous intĆ©resse ici est qu’elle discutait Ć©galement d’astronomie, d’histoire et de littĆ©rature.[9]Ā Elle n’Ć©tait sans doute pas la seule femme trĆØs cultivĆ©e de la pĆ©riode des successeurs puis de leurs suivants.

Ć la fin du 8e siĆØcle, un nouveau phĆ©nomĆØne va bouleverser ce schĆ©ma des disciplines scientifiques : la traduction des sciences anciennes indiennes et surtout grecques en arabe. Ce phĆ©nomĆØne de traduction prend toute son ampleur avec l’arrivĆ©e des califes abbassides et dĆ©bouche au 9e siĆØcle sur l’Ć©mergence des sciences arabes[10], qui couvriront les principaux domaines de la connaissance de la nature et de l’homme (mathĆ©matiques, astronomie, physique, chimie, mĆ©canique, mĆ©decine, agronomie, gĆ©ographie, logique, philosophie…).
L’Ć¢ge d’or des sciences arabes
Le rayonnement scientifique et intellectuel (en mĆŖme temps que politique) du monde musulman devient mondialĀ : c’est la pĆ©riode dite de l’Ć¢ge d’or desĀ sciences arabes, du 10e au 13e siĆØcle. Des structures comme des universitĆ©s, des hĆ“pitaux [11], des centres scientifiques, des Ć©coles sont crƩƩes puis se multiplient. Des bibliothĆØques importantes et Ć vocation encyclopĆ©dique Ć©mergent. Toutes sortes d’inventions techniques dans diffĆ©rentes disciplines se multiplient. Bagdad devient pour plusieurs siĆØcles le centre politique, intellectuel, scientifique, littĆ©raire et artistique du monde. Des savants des autres rĆ©gions du monde (comme en Europe) apprennent l’arabe etĀ viennent y Ć©tudier la science la plus en avance existant alors.
Voici le portait des femmes savantes les plus illustres dont l’Histoire a retenu le nomĀ :
Al-Ijliyah bint al-‘Ijli al-Asturlabi
Al-‘Ijliyah[12]Ā est hĆ©ritiĆØre « d’une riche tradition d’ingĆ©nieurs et de fabricants d’instruments astronomiques qui ont fleuri dans les 9e-10eĀ siĆØcleĀ (g) Ā»[13]. Son pĆØre, facteur d’astrolabe, Ć©tait employĆ© Ć la cour d’un dirigeant puissant du nord de la Syrie, du nom de Sayf ad-DawlaĀ (333 h/944g -357h/967g). Il dut certainement enseigner Ć sa fille l’art de fabriquer les astrolabes, de mĆŖme qu’un professeur du nom de Bitolus, qui avait enseignĆ© Ć son pĆØre et Ć plusieurs autres apprentis.
Sutayta al-Mahamali (m. 377h/987)
Sutayta vivait à Bagdad et a grandi dans une famille cultivée. Son père, Abou Abdallah al- Hussayn, était juge et a même écrit plusieurs livres. Son oncle était un érudit du Hadîth et son fils a été également un juge reconnu.
Sutayta fut connu pour sa bonne rĆ©putation, sa moralitĆ© et sa modestie et eu de nombreux professeurs Ć©rudits dont son pĆØre.Ā Elle a Ć©tĆ© saluĆ©e par des savants et historiens comme Ibn al-Jawzi, Ibn al-Khatib Baghdadi et Ibn Kathir. Sutayta Ć©tait une savante dans plusieurs domaines, comme la littĆ©rature arabe, le HadĆ®th, la jurisprudence ainsi que les mathĆ©matiques. On dit aussi qu’elle a trouvĆ© des solutions aux Ć©quations qui ont Ć©tĆ© citĆ©es par d’autres mathĆ©maticiens. Cela montre que cette femme avait des compĆ©tences en algĆØbre, en plus de compĆ©tences en arithmĆ©tique et calcul successoral.[14]Ā Sutayta al-Mahamali peut sans conteste ĆŖtre considĆ©rĆ©e comme une savante pluridisciplinaire…

Lubnâ de Cordoue (m. 394h/1003)
Elle fut experte en sciences exactes et savait résoudre les problèmes géométriques et algébriques les plus complexes de son époque, ce qui lui a apporté un certain renom.[15] Elle était également particulièrement compétente en philosophie, a excellé dans la grammaire et la rhétorique ; elle était également poétesse et calligraphe.[16] Enfin, grâce à sa vaste connaissance elle obtint un poste important de secrétaire particulier du calife omeyyade andalou Al-Hakam II.
L’ĆØre du dĆ©clin
AprĆØs le 13e siĆØcle, les sciences arabes ne sont plus Ć leur apogĆ©e ; la date historique de la chute de Bagdad en 1258 (g) marque le dĆ©clin du monde musulman sur tous les plans, ce dĆ©clin se poursuivant lentement jusqu’Ć la pĆ©riode de la colonisation. Certaines institutions scientifiques perdurĆØrent toutefois avec une certaine brillance, mais de maniĆØre globale la vie scientifique s’essouffla peu Ć peu face Ć la renaissance europĆ©enne qui repris Ć son compte tout l’apport des sciences arabesĀ et fonda les sciences dites modernes[17]Ā qui dĆ©passeront dĆ©sormais toutes leurs aĆ®nĆ©es. Nous trouvons encore, durant la pĆ©riode du dĆ©clin, des femmes qui ont excellĆ© dans diffĆ©rents savoirs.
Dahma’ bint yahyĆ¢ ibn al-Murtada (m. 837h/1434)
Un cas comme celui de Dahma’ bint yahyĆ¢ ibn al-Murtada est des plus marquants et tĆ©moigne de connaissances exceptionnelles par leurs Ć©tendues. Elle connaissait la grammaire, lesĀ usĆ»l, la logique, l’astronomie, la chimie et la poĆ©sie. Elle a Ć©crit plusieurs ouvrages, dont un commentaire en 4 volumes surĀ al-AzhĆ¢r, un commentaire sur un ouvrage deĀ FiqhĀ et de calcul de l’hĆ©ritage, ce qui implique un savoir juridique et mathĆ©matique. Elle avait Ć©galement des Ć©tudiants Ć ThilĆ¢ au YĆ©men.[18]Ā Une autre savante universelle Ć ajouter Ć notre listeā¦
Bija Munajjima
En matiĆØre d’Ć©rudition en astronomie cette fois-ci, nous pouvons citer Bija Munajjima, une Afghane du 10e siĆØcle (h)/16e siĆØcleĀ (g), qui Ć©tait Ć©galement soufie. Elle savait calculer des calendriers, ce qui implique un savoir avancĆ© en mathĆ©matique et en astronomie, et son talent Ć©tait reconnu. Elle a Ć©galement fondĆ© unĀ hammam, une Ć©cole (madrassa)Ā et une mosquĆ©e. Elle Ć©crivait Ć©galement de la poĆ©sie, et rivalisait avec un cĆ©lĆØbre poĆØte soufi du nom d’Abderrahman JĆ¢mĆ® (m. 898h).[19]
La période de la colonisation entraîna une régression générale sur le plan intellectuel : le nombre de biographies de femmes savantes, même sur le plan des sciences islamiques, a chuté [20] au 19e siècle (g).
La revanche de l’histoire
La fin du 20e siècle amorce un renouveau avec une alphabétisation massive de la jeunesse dans bon nombre de pays musulmans et un accès massif aux études secondaires et même supérieures.
Les femmes sont les grandes bĆ©nĆ©ficiaires de ce changement et leur soif de science les mĆØne au premier planĀ : ainsi onze pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord comptent une majoritĆ© de femmes dans les universitĆ©s, atteignant mĆŖme les taux les plus Ć©levĆ©s au monde en la matiĆØre, devant les pays occidentauxĀ ; de mĆŖme sept de ces pays atteignent les records du taux d’Ć©lĆØves fĆ©minines dans lesĀ filiĆØres scientifiques[21].

Enfin, terminons par un point essentielĀ : l’effort qu’une musulmane ou un musulman entreprend en vue d’acquĆ©rir puis d’utiliser et de transmettre toutes les sciences et techniques utiles aux hommes est un acte extrĆŖmement louable[22].
« Le meilleur d’entre vous est celui qui est le plus utile aux autres.Ā Ā» (hadĆ®th)
La contemplation des merveilles de la crĆ©ation fait aussi partie de la spiritualitĆ© musulmane et le Coran y appelle maintes fois, comme autant de signes du Tout-Puissant (auxquels le scientifique a un accĆØs particulier…).
« Et parmi Ses signes, il y a la création des cieux et de la terre, et la variété de vos langues et couleurs. Il y a vraiment en cela des signes pour les savants. » (Coran, s. 30 v. 22)
Ainsi, le musulman est invitĆ© Ć ne jamais oublier d’orienter cet effort scientifique vers la recherche de l’agrĆ©ment divin, Ć formuler l’intention sincĆØre pour le Seigneur, car « les actions ne valent que par leurs intentionsĀ Ā» (sahihĀ al-BoukhĆ¢rĆ®).Ā De cette maniĆØre, cette Ć©nergie dĆ©pensĆ©e pour la connaissance ne sera pas qu’une utilitĆ© pour la vie d’ici-bas, mais deviendra une vĆ©ritable adoration qui pĆØsera pour la croyante ou le croyant dans l’au-delĆ .
Vanessa. C
NotesĀ :
[1]Ā Le titre de cet article fait Ć©cho Ć l’ouvrage « Les Savants musulmans oubliĆ©s de l’histoireĀ Ā» de H. Bousserouel. Ce livre que nous conseillons rend justice Ć l’Histoire en relatant les biographies et les grandes dĆ©couvertes des plus grands scientifiques (hommes…) de la civilisation islamique du moyen-Ć¢ge.
[2] Abréviation signifiant : paix et bénédiction de Dieu sur lui.
[3] Un savant universel est un savant qui maîtrise toutes les sciences de son époque, atteignant ainsi les plus hauts degrés possible du savoir.
[4] Le halal et le haram désignent ce que nous appelons à notre époque le Fiqh, le droit canonique.
[5]Ā SunanĀ d’Ahmad ibnĀ Hanbal (VI, 67).
[6]Ā Affes H., LāĆ©ducation dans lāIslam durant les deux premiers siĆØcles. Tome 1, Jeunesse Sans FrontiĆØreĀ : il s’agissait des sciences de la langue arabe (d’abord la poĆ©sie, Ć laquelle s’est ajoutĆ© un siĆØcle aprĆØs le dĆ©but de l’Islam la grammaire et la philologie, puis la lexicographie), de la mĆ©decine, et de l’histoire (des tribus arabes et des guerres). Il faut ajouter Ć cela un savoir mathĆ©matique basique pour les transactions commerciales, les constructions, puis les lois de laĀ zakĆ¢tĀ et de l’hĆ©ritage, et des mĆ©thodes astronomiques populaires pour la dĆ©termination de la Qibla.
[7] Khaled A., Les BĆ¢tisseurs de la vie. ĆpisodeĀ 4 : Ćtre positif ā PremiĆØre partie,Ā Ā Ā http://amrkhaled.net/articles/articles187.html
[8] Tout le long de l’article, les dates sont donnĆ©es selon le calendrier hĆ©girien (h) et/ou selon le calendrier grĆ©gorien (g).
[9] Bewley A. A., Muslim Women.Ā Ć Biographical Dictionnary, Ta-Ha Pulishers Ltd., London, 2004,Ā p. 9.
[10] Djebar A., L’Ć¢ge d’or des sciences arabes, Institut du Monde Arabe, p. 5.
[11] Les deux institutions que sont les universitƩs et les hƓpitaux, au sens moderne du terme, furent inventƩes par les musulmans.
[12]Ā Al-‘Ijliyah, tout comme al ‘Ijli, est un surnom et le nom al-Asturlabi indique la profession de facteur d’astrolabe. Le vĆ©ritable prĆ©nom de cette « technicienne de l’astronomieĀ Ā» n’est pas mentionnĆ© par Ibn an-Nadim qui l’a rĆ©fĆ©rencĆ© dans son cĆ©lĆØbre ouvrage biobibliographiqueĀ Al-Fihrist.
[13]Ā Al-Hassani S. T. S.,Ā Women’s Contribution to Classical Islamic Civilisation: Science, Medicine and Politics,Ā Ā Ā Ā http://muslimheritage.com/topics/default.cfm?ArticleID=1204.Ā Le reste de la biographie provient de cet article Ć©galement.
[14]Ā Al-Hassani S. T. S.,Ā Women’s Contribution to Classical Islamic Civilisation: Science, Medicine and Politics,Ā Ā Ā http://muslimheritage.com/topics/default.cfm?ArticleID=1204.
[15]Ā Idem.
[16] Bewley A. A., Muslim Women.Ā Ć Biographical Dictionnary, Ta-Ha Pulishers Ltd., London, 2004.
[17] La mĆ©thodologie expĆ©rimentale qui est revendiquĆ©e comme caractĆ©ristique des sciences modernes Ā« occidentales Ā» existait toutefois bel et bien au sein des sciences arabes, comme l’a fait remarquer Ahmed Djebbar.
[18] Idem, p. 39.
[19] Idem, p. 33
[20] Bewley A. A., Muslim Women. A Biographical Dictionnary, Ta-Ha Pulishers Ltd., London, 2004 : introduction.
[21] D’aprĆØs Trends in International Mathematics and Science StudyĀ (tendances en mathĆ©matique et Ć©tude scientifique) 2007.
[22] Il s’agit plus exactement d’une obligation communautaire (fard kifĆ¢ya), c’est-Ć -dire une obligation incombant Ć ceux qui en ont la capacitĆ©, de maniĆØre Ć ce qu’ils puissent combler les besoins de la sociĆ©tĆ© entiĆØre. Et si personne ne remplit cette obligation, le pĆ©chĆ© retombe sur tous.
