2025 aura été une année tragique, violente, terrifiante à bien des égards. Nabil Mati nous en dresse le portrait sombre mais réaliste pour qu’une telle année n’advienne plus jamais.
L’année 2025 s’achève sur un constat encore plus funeste que celui qui l’a précédée : des centaines de milliers de vies anéanties dans des conflits qui, pour beaucoup, auraient pu être évités. L’Ukraine et la Palestine incarnent tragiquement cette détresse. Une fois encore, les logiques économiques, militaires et géopolitiques ont prévalu sur la valeur de la vie humaine. Cette suprématie des intérêts sur l’humain s’est imposée avec une brutalité et une ampleur qui heurtent et ébranlent la conscience de notre époque.
Comment en sommes-nous arrivés à un tel degré de désensibilisation ? À ce point où l’on contemple, sur nos écrans, le carnage à ciel ouvert de Gaza ou de Kiev comme un simple flux d’images parmi tant d’autres. Des journalistes, appelons-les plutôt commentateurs complaisants, qui ont maintenu la même ligne éditoriale tout au long de ces conflits, s’acharnent à banaliser l’horreur, voire à la justifier, nous assénant quotidiennement leurs verdicts binaires.
Pour la Palestine : Israël aurait le « droit de se défendre », la privation de nourriture de la population palestinienne constituerait une mesure légitime. Pour l’Ukraine : on fait croire qu’elle peut vaincre la Russie, prolongeant ainsi un conflit meurtrier.

Dans les deux cas, la même logique : la faute des uns, l’innocence absolue des autres. Le premier conflit serait imputable aux seuls Russes, puisqu’ils auraient « attaqué ». Le second se réduirait au 7 octobre. Comme si ces guerres n’avaient pas d’histoire. Comme si l’on pouvait réécrire le passé en sélectionnant arbitrairement des dates-repères, effaçant tout ce qui précède pour mieux légitimer l’inacceptable.
À ces malheurs qui ont frappé le monde s’ajoutent l’ascension et la consolidation au pouvoir de figures extrémistes de premier plan. Le retour de Donald Trump à la présidence américaine, porté par la vague de l’extrême droite et à la tête de l’État le plus puissant au monde, a précipité une situation déjà catastrophique, institutionnalisant le cynisme et l’impunité comme principes de gouvernance et insufflant une folie supplémentaire à un ordre mondial déjà vacillant.
Cette année 2025, sans exagération, est la pire qu’ait connue notre génération, comme celle de millions de personnes à travers le monde. Elle aurait dû être un moment d’espoir et de célébration. Au lieu de cela, 2025 laisse derrière elle un sentiment de pesanteur et un goût amer. Le monde dit « civilisé », celui qui se réclame des Lumières, s’éteint en révélant un nouveau visage : une image qui restera, sans doute, gravée dans l’histoire de l’humanité, celle de l’effondrement de ses propres valeurs.
L’extermination de populations entières, femmes et enfants sans aucune distinction, la spoliation des terres, la famine organisée, la torture des prisonniers, voire le viol, le mépris affiché du droit international, le tout mené sous couvert d’un récit forgé par les sanguinaires et légitimé par une prétendue légalité internationale, dans l’indifférence quasi générale. Les principes humanistes proclamés en temps de paix se sont évanouis face aux intérêts géopolitiques.

En outre, l’irruption du monde numérique, déjà y a quelques années aurait pu incarner l’émancipation et le progrès et l’ouverture vers les autres. Au lieu de cela, ces technologies, nouvelles moyens de communications, ont eux aussi censuré les paroles qui rassemblent et qui appellent à la raison et libéré la parole du diable, paroles muées en instruments de guerre et de surveillance, donnant naissance à une forme nouvelle de techno-populisme post-idéologique, fondé non pas sur les idées mais sur les algorithmes mis au point par les ingénieurs du chaos, comme le souligne Giuliano da Empoli dans son ouvrage Les Ingénieurs du chaos.
L’avènement de l’intelligence artificielle a porté cette dérive à un niveau inédit. En Palestine, Israël déploie des systèmes comme « Lavender » et « Gospel », des intelligences artificielles qui génèrent des listes de cibles et optimisent les frappes. Selon des témoignages d’anciens responsables militaires, ces algorithmes analysent des milliers de données pour désigner qui doit mourir, transformant l’assassinat en processus automatisé. Les drones Harop et les systèmes autonomes de surveillance font de Gaza un laboratoire à ciel ouvert pour la guerre algorithmique.
En Ukraine, les deux camps utilisent des drones kamikazes « intelligents », des systèmes de reconnaissance par IA, et des algorithmes de ciblage qui accélèrent le cycle décisionnel de la mort. Les populations civiles deviennent les cobayes involontaires de ces technologies létales. Et ce n’est là que le commencement : l’avenir recèle sans nul doute des catastrophes dont nous ne mesurons pas encore l’ampleur.
Si l’être humain a abdiqué son humanité dans ces conflits, l’intelligence artificielle n’est que le reflet amplifié de cette déchéance. La machine n’a pas d’âme : elle ne fait qu’exécuter, avec une efficacité redoutable, la volonté de ceux qui l’ont conçue pour tuer. S’impose ainsi un nouveau paradigme où la technologie, loin de rapprocher les peuples, perfectionne les moyens de destruction. Elle ajoute une strate supplémentaire de froideur et de déshumanisation à un monde déjà exsangue. Comme si l’humanité, au bord du gouffre, choisissait délibérément d’y verser le poison qui achèvera sa chute.
Il est important de rappeler que ce qui se déroule en Palestine a été qualifié de génocide par l’ONU, de nombreuses organisations de défense des droits humains et une large majorité de spécialistes. Il s’agit d’une campagne de massacres de masse d’une ampleur sans précédent dans l’histoire contemporaine. Même après l’annonce d’un cessez-le-feu en octobre 2025, plus de 300 Palestiniens ont encore péri. Et l’on ose parler d’amélioration, simplement parce qu’auparavant, ce nombre de victimes tombait chaque jour.

Nous avons atteint ce point de désespoir où la mort de centaines d’êtres humains semble presque dérisoire. La tragédie s’est muée en routine, et notre cœur collectif, anesthésié par l’actualité médiatique et numérique, s’est dangereusement habitué à ces bilans macabres. Les bombardements se sont succédé à un rythme tel que l’on avait à peine le temps de commenter l’un qu’il était déjà éclipsé par le suivant, dans une spirale infinie qui a saturé la scène médiatique et cognitif, plongeant le monde dans un mélange de sidération et d’impuissance.
Pire encore, celles et ceux qui osent dénoncer cette horreur sont réduits au silence, emprisonnés, criminalisés. À force de nous imposer ce quotidien macabre, de normaliser l’innommable, l’empathie s’érode. Quelque chose d’essentiel, de profondément humain, se brise en nous.
L’année 2025 nous a fait assister à une course macabre, encore plus intense que l’année précédente, vers le plus sinistre des palmarès : qui aura exterminé le plus de vies, massacré le plus de populations, condamné à la famine le plus grand nombre ? Qui aura déployé le plus de mensonges, perfectionné l’art de la manipulation ? Cette compétition dans l’abomination rappelle cette sentence attribuée à Dostoïevski : « Rassurez-vous, l’enfer est assez vaste pour tout le monde ; cela ne mérite pas toute cette concurrence acharnée pour savoir qui d’entre vous sera le pire. »
Et de l’autre côté du gouffre, 2025 laissera également le souvenir de ceux qui ont persévéré dans leur contemplation passive, spectateurs complices de l’innommable. Car eux aussi ont abdiqué, au cours de cette année funeste, ce qui faisait d’eux des êtres humains. Entre ceux qui agissent et ceux qui observent en silence, la différence s’est réduite à néant.
Face à cette débâcle morale, une question lancinante s’impose : comment reconstruire ce qui a été détruit ? Comment retrouver cette humanité que nous avons collectivement abdiquée ? L’histoire nous enseigne que les grandes catastrophes humanitaires laissent des cicatrices indélébiles, non seulement dans les corps mais dans les consciences.
Pourtant, jamais auparavant l’effondrement n’avait été si méthodiquement documenté, diffusé, normalisé. Nous sommes les témoins d’une époque où l’horreur ne se cache plus dans l’ombre mais s’étale au grand jour, légitimée par des discours juridiques creux et des rationalisations géopolitiques.

Peut-être est-ce précisément là que réside notre ultime responsabilité : refuser cette normalisation. Refuser que les massacres et la famine deviennent une simple rubrique dans le journal du soir. Refuser que le décompte des morts se transforme en statistiques abstraites.
Car si nous acceptons cet état de fait, si nous laissons cette anesthésie morale s’installer définitivement, alors 2025 ne sera pas seulement l’année de l’effondrement des valeurs humanistes — ce sera l’année où nous aurons consenti à notre propre déshumanisation, peut-être même aux prémices de la disparition de l’espèce humaine, menacée par la prolifération nucléaire et la folie des hommes. Ce bilan sombre laisse-t-il encore la possibilité d’inverser la trajectoire et de reprendre en main notre destin ?
Avec une profonde tristesse en cette fin d’année, préservons malgré tout une étincelle d’espoir pour ceux qui y croient encore. Que 2026 apporte un soulagement à celles et ceux qui pleurent un père, une mère, un enfant, parfois une famille entière, assassinés et torturés par la prétendue supériorité du mal.
À ceux que l’on a dépossédés de leur terre et dont on a rasé leurs maisons. À ceux qui, en cet instant même, grelottent de froid sans toit ni pain. Puissent-ils retrouver ce que l’humanité leur a volé avec la complicité de nos silences : la dignité, la paix, un foyer…
Nabil MATI
Enseignant à l’Université Paris
EHESS – (Anthropologie)
