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Al Shatibi et Taha Abderrahmane : un dialogue sans frontières 2/3

Deuxième partie du texte de Eve Kepplinger sur le dialogue entre la pensée du philosophe marocain Taha Abderrahmane et celle du juriste andalou médial Al Shatibi. Les rapports entre éthique et spiritualité y sont abordés.

Conformément à la pensée religieuse islamique, Abderrahmane croit en l’existence d’un Dieu créateur qui détient le privilège d’être adoré par les êtres humains (ʿAbd al-Raḥmān 2012, 479). Les êtres humains diffèrent du reste de la création et ont reçu la liberté de choisir leur manière de vivre. Cette liberté entraîne la responsabilité. Avec cette liberté initiale, l’existence d’ordres divins implique que les êtres humains sont capables de les mettre en œuvre (ʿAbd al-Raḥmān 2012, 450).

Al-Shāṭibī suit également cette hypothèse religieuse, et l’existence d’un Dieu créateur, omniscient (al-Shāṭibī 2006, 168). Le savant andalou affirme que Dieu ne demande pas aux êtres humains plus qu’ils ne sont capables d’accomplir. C’est un point central dans la pensée juridique d’al-Shāṭibī et il le souligne en mentionnant que la Sharia prend en compte la nature humaine et ne demande pas aux êtres humains, par exemple, de s’abstenir de nourriture.

De même, si le corps est déformé ou incomplet, les êtres humains ne sont pas tenus de corriger ou d’embellir ce qui ne peut être changé. Cependant, tant qu’ils empêchent leurs âmes appétitives de faire ce qui leur est interdit, les êtres humains sont autorisés à jouir et à utiliser ce qui leur a été permis, dans certaines limites (al-Shāṭibī 2006, 175).

Si Abderrahmane soutient que c’est le droit de Dieu d’être adoré, al-Shāṭibī dit que les êtres humains ont été créés pour adorer Dieu, et que les gens devraient toujours revenir à Dieu et mettre en œuvre Ses prescriptions. C’est le vrai sens de l’adoration, al-taʿabbud li-Llāh (al-Shāṭibī 2006, 289f.). Adorer Allah est l’opposé direct d’une reddition incontrôlée à la convoitise, et les deux ne peuvent jamais se rencontrer. Faire l’un est correct, faire l’autre est erroné, et les deux décisions/choix ont des conséquences : soit ils reçoivent une récompense, soit une punition dans l’au-delà (al-Shāṭibī 2006, 290f.).

Un aspect central dans le concept de Dieu d’al-Shāṭibī est sa conviction que Dieu veut ce qu’il y a de mieux pour Sa création. Il a révélé la Sharia pour protéger les êtres humains de suivre aveuglément leurs choix appétitifs et pour préserver leurs intérêts pour ce monde et le suivant (al-Shāṭibī 2006, 291f.). Liée à cette pensée est la conviction d’al-Shāṭibī qu’Allah a rendu cette Sharia facile pour que les gens l’aiment. Cet amour est lié à la confiance humaine qu’ils reçoivent une récompense pour avoir accepté la religion (al-Shāṭibī 2006, 233).

Bien qu’Abderrahmane et al-Shāṭibī expriment leurs opinions différemment, il est évident que, selon eux, adorer Dieu mène au bonheur des êtres humains dans ce monde et dans l’au-delà. Abderrahmane dit que l’iʾtimāniyya vise à empêcher les gens de s’adorer eux-mêmes. Il dit que cette adoration se produit de l’une des deux manières : soit les gens pensent qu’ils se suffisent à eux-mêmes (al-istighnāʾ bi-l-dhāt), soit ils deviennent tyranniques (ʿAbd al-Raḥmān 2012, 482).

Al-Shāṭibī soulève un point similaire, à propos des conséquences si les gens commencent à adorer leurs choix appétitifs : ils ne fixent aucune limite à leurs convoitises, ce qui cause le mal et l’injustice (al-Shāṭibī 2006, 292). Selon Abderrahmane, cela peut être évité en adhérant à l’éthique religieuse et, ainsi, la violence dans les affaires mondaines peut être évitée (ʿAbd al-Raḥmān 2017, 18). Cependant, dit al-Shāṭibī, si les musulmans causent l’injustice, ils doivent s’attendre à une sanction pour leurs mauvaises actions (al-Shāṭibī 2006, 282).

Différemment d’al-Shāṭibī, Abderrahmane parle dans son concept de l’origine des êtres humains avant qu’ils n’existent sur terre. Dans le monde de l’invisible, les êtres humains ont donné à Allah la promesse d’agir sur terre selon Sa volonté. Contrairement à un contrat civil, cette promesse a une base spirituelle et soutient que l’humanité n’est pas principalement connectée à ce monde mais au monde de l’invisible.

Si les gens sont conscients du fait qu’ils ne sont pas les véritables propriétaires de ce monde et qu’ils ne font que le gérer, ils développent un comportement responsable envers la création. Si les êtres humains, après avoir pris leur responsabilité dans le monde de l’invisible, se comportent de manière immorale, alors le paradigme de l’iʾtimāniyya leur rappellera qui ils sont vraiment et quelle est leur responsabilité.

Afin de savoir quelles actions et comportements concordent avec la volonté de Dieu, les êtres humains, et les croyants en tête, ont comme modèle de référence les attributs et noms d’Allah (asmāʾ Allāh al-ḥusnā), considérés comme des idéaux absolus à suivre dans la pratique. Al-Shāṭibī mentionne les noms-attributs de Dieu, mais il ne mentionne pas exactement si et quelles leçons les êtres humains devraient en tirer (al-Shāṭibī 2006, 141).

Cependant, sa notion de morale devient plus claire lorsqu’il parle du caractère noble (makārim al-akhlāq). Il dit que les enseignements sur le caractère noble étaient le contenu des premières révélations et que ce sont les contenus que l’on trouve le plus dans les sourates mecquoises (al-Shāṭibī 2006, 122). Il mentionne certains actes immoraux critiqués dans le Coran, comme l’interdiction du polythéisme et du mensonge sur les affaires de l’au-delà, la consommation d’alcool ou le jeu (al-Shāṭibī 2006, 123). La Sharia a été révélée pour que les êtres humains s’efforcent, à travers elle, d’améliorer leur caractère (al-Shāṭibī 2006, 124).

Spiritualité, entre ad-dunia et al akhira

Selon Abderrahmane, les êtres humains ont une relation spéciale avec Dieu : même si quelqu’un ne pense que de manière matérialiste, son âme reste d’une certaine manière connectée au monde de l’invisible, même s’il n’en est pas conscient. Il appelle cette personne inconsciente « une personne morte » ; une vivification du cœur de la personne ne peut se produire que si cette personne essaie d’améliorer son caractère et d’intérioriser certaines vertus. La valeur la plus importante que les êtres humains peuvent intérioriser est la décence (ḥayāʾ) (ʿAbd al-Raḥmān 2017, 20).

Selon Abderrahmane, la décence est la vertu la plus haute et la meilleure. Une fois que les êtres humains l’ont intériorisée, il leur est possible d’embrasser l’iʾtimāniyya (ʿAbd al-Raḥmān 2017, 25). Le cœur d’une personne ne peut être « vivant » qu’après que l’âme est purifiée par certaines actions ou processus de purification (al-ʿamal al-tazkawī). Après la purification de l’âme, des changements positifs dans le comportement d’une personne doivent s’ensuivre. Abderrahmane compare cela à l’état d’une personne qui est réanimée (après la mort).

Tafsir contemporain du Coran en trois volumes.

Si une personne s’efforce de changer pour le mieux, Abderrahmane espère que cela peut également avoir un impact positif sur la société. La clé pour que cela se produise est la purification de l’âme par l’amour de la création plutôt que la soif de pouvoir ; par cette purification, le voile qui couvre l’âme peut être levé. Alors seulement, une personne atteindra l’amour de la Vérité, et du Vrai (al-ḥaqq, c’est-à-dire Dieu) (ʿAbd al-Raḥmān 2012, 503).

Al-Shāṭibī ne parle pas de la « mort des cœurs » mais il avertit que même si les gens sont religieux, le danger d’être séduit par cette vie mondaine subsiste et les gens peuvent encore s’égarer (al-Shāṭibī 2006, 281) ; il mentionne que le Coran confirme que l’amour des biens et des enfants peuvent amener les gens à oublier leurs devoirs religieux et l’au-delà.

Ensuite, il remarque que le Prophète Muḥammad a permis à ses compagnons de jouir de ce qui est permis dans la dunyā, jusqu’à une certaine limite, et qu’il ne leur a pas ordonné de vivre une vie ascétique (al-Shāṭibī 2006, 284). Comme indiqué, il semble penser que les gens devraient s’efforcer de trouver un équilibre entre leur implication dans les affaires du monde et les attentes de la religion. Une manière de ne pas sombrer dans les affaires du monde est d’accomplir de bonnes actions. Ainsi, le cœur d’une personne s’élargit et devient illuminé (al-Shāṭibī 2006, 150).

Même s’il semble qu’al-Shāṭibī et Abderrahmane abordent la même question, il faut dire qu’il y a une différence dans leurs perspectives. Abderrahmane est d’avis que pour que le cœur soit vivant, il a besoin de l’iʾtimāniyya, afin qu’il ne sombre pas complètement dans l’inconscience du mode de vie matérialiste occidental dominant.

Le philosophe marocain Taha Abderrahmane.

En effet, al-Shāṭibī dit qu’il y a des séductions dans ce monde et qu’il peut arriver que les êtres humains soient tentés et abandonnent l’éthique religieuse. Mais il ne dit pas qu’un certain concept est nécessaire, qui doit être intériorisé pour que les gens soient sauvés. Il ne dit pas non plus que pour le salut d’une personne, quelqu’un d’autre qui agit comme un éducateur est nécessaire.

Abderrahmane, cependant, dit qu’un certain éducateur, qu’il appelle « al-faqīh al-iʾtimānī » [le faqīh/éducateur de confiance], est nécessaire pour l’amélioration du caractère. Cette personne est appelée un murabbī [éducateur/enseignant] (ʿAbd al-Raḥmān 2017, 23). C’est le devoir du murabbī de prendre soin du développement spirituel de l’individu ; il est également supposé aider à résoudre les problèmes au niveau social (ʿAbd al-Raḥmān 2017, 25).

Une question dont les deux savants parlent est la centralité de la sincérité de l’intention, et la question de savoir quand les actes sont acceptés par Dieu. Abderrahmane soutient qu’aucune revitalisation de l’éthique ne se produit si l’intention n’est pas sincère. L’humanité devrait donc toujours prendre Allah comme témoin de toutes ses actions ; la décence (ḥayāʾ) découle de ce point fondamental (ʿAbd al-Raḥmān 2008, 88).

Al-Shāṭibī ne parle pas de l’aspect spirituel de la sincérité des intentions mais des conditions pour que les actes soient acceptés par Dieu d’un point de vue légal. Il mentionne que si le mukallaf ne connaît pas en détail les buts de la Sharia ou le classement des maqāṣid dans la loi, il lui suffit de connaître certains des maqāṣid et d’agir en conséquence pour qu’Allah les accepte (al-Shāṭibī 2006, 160).

Eve Kepplinger

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