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mercredi 24 avril 2024

Ahmad Kanté : pourquoi y a-t-il harmonie cosmique plutôt que le contraire ? 2/2

Dans la seconde partie de sa chronique consacrée à l’esthétique coranique du cosmos, Ahmad Kanté poursuit son questionnement sur le rapport du Coran à l’harmonie de l’univers. « Il y a dépassement du purement sensoriel car le jugement esthétique que le Coran cherche à faire naitre n’est pas arrimé à un regard posé sur la « surface » de l’univers (…) C’est d’une expérience de pensée nourrie par la contemplation patiente du « tout » cosmique associée à une réflexion approfondie, donc un retour à soi, sur ce qui les lie qu’il s’agit« , écrit-il sur Mizane.info.

Comme dit plus haut, la réponse à l’interpellation coranique « Y vois-tu une quelconque faille ? » suppose et implique un changement de regard sur le ciel mais pas seulement. L’observateur intéressé par la question ne peut faire l’économie d’une mutation d’ordre cognitif de taille : Il ne fait plus que regarder le ciel, il le scrute, le contemple, l’examine avec soin de façon globale et sans précipitation aucune.  Corps et esprit sont stimulés par cette invite coranique à prendre l’univers comme un médium d’ordre esthétique pour se faire une idée de Celui qui a appelé à l’existence, créé sans matériau préexistant ni modèle précédent, façonné et rendu belle sa Création. L’esthétique de la nature est donc enseignée par le Coran à partir de trois critères : harmonie, unité et beauté. Le critère de beauté ressort des versets suivants :

« Certes Nous avons placé dans le ciel des constellations et Nous l’avons embelli pour ceux qui regardent. » (Coran 15 : 16)

«N’ont-ils donc pas observé le ciel au-dessus d’eux, comment Nous l’avons édifié et embelli ; et comment il est sans faille aucune ? » (Coran, 50 : 6)

Kant et l’esthétique du ciel  

N’est-ce pas le philosophe Emmanuel Kant qui se dit profondément fasciné et troublé par le ciel étoilé : «Deux choses remplissent le cœur d’une admiration et d’une vénération toujours nouvelles et toujours croissantes, à mesure que la réflexion s’y attache et s’y applique : le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi. Ces deux choses, je les vois devant moi, et je les rattache immédiatement à la conscience de mon existence. La première commence à la place que j’occupe dans le monde extérieur des sens, et étend la connexion où je me trouve à l’espace immense, avec des mondes au-delà des mondes et des systèmes de systèmes, et, en outre, aux temps illimités de leur mouvement périodique, de leur commencement et de leur durée. La seconde commence à mon invisible moi, à ma personnalité, et me représente dans un monde qui possède une infinitude véritable, mais qui n’est accessible qu’à l’entendement, et avec lequel je me reconnais lié par une connexion universelle et nécessaire. La première vision anéantit pour ainsi dire mon importance, en tant que je suis une créature animale, qui doit restituer la matière dont elle fut formée à la planète, après avoir été douée de force vitale pendant un court laps de temps. La deuxième vision, au contraire, rehausse ma valeur, comme intelligence, par ma personnalité dans laquelle la loi morale me révèle une vie indépendante de l’animalité, et même de tout le monde sensible[1]

Qu’aurait-il ajouté en voyant ces images du télescope James Webb ?

Tout le monde peut se faire une idée de ce que veut dire une faille dans une entité physique. C’est une « ligne » qui casse l’unité d’ensemble.  Il en découle qu’à travers le terme coranique de « futûr » ce qui est visé, c’est la réflexion sur la « soudure » de diverses composantes d’une même entité.

En d’autres termes, le Coran veut susciter chez l’observateur l’envie de chercher à expliquer le fait que tout se tienne dans le ciel : « Allah retient les cieux et la terre pour qu’ils ne s’affaissent pas. Et s’ils s’affaissaient, nul autre après Lui ne pourra les retenir. Il est Indulgent et Pardonneur. » (Coran, 35 : 41).

Dès lors, on peut se dire que le Coran nous oblige à réfléchir sur ce qui fait qu’en un temps prédéterminé, il y aura inéluctablement effondrement et apparition d’une création transformée pour accueillir une vie nouvelle : « Le jour où la Terre sera changée en autre chose que la Terre, de même que les Cieux » (Coran, 14 : 48).

D’ailleurs cette idée d’un univers soudé où tout se tient et rien ne s’effondre est mentionné comme « âya » (signe) de Dieu dans les premiers versets de la sourate « Le tonnerre » :

« alif, lām, mīm, rā. Voici les versets du Livre ; et ce qui t’a été révélé par ton Seigneur est la vérité ; mais la plupart des gens ne croient pas. Allah est Celui qui a élevé les cieux sans piliers visibles. » (Coran, 13 : 1-2).

C’est important de remarquer que l’expression « sans piliers visibles » (une traduction littérale donnerait : « sans piliers que vous puissiez voir »), suppose l’existence de piliers que nos yeux nus ne peuvent voir. Et on sait que « le voir avec les yeux » dans le Coran peut signifier le connaitre comme dans ces versets : « N’as-tu pas vu comment ton Seigneur a agi avec les ˒ ‘Aad [avec] Iram, [la cité] à la colonne remarquable, dont jamais pareille ne fut construite parmi les villes, et avec les Ṯhamūd qui taillaient le rocher dans la vallée, ainsi qu’avec Pharaon, l’homme aux épieux ? » (Coran, 89 : 6-10).

Ni le prophète (PSLF), ni un quelconque lecteur ou auditeur de ces versets n’a été présent au moment où se déroulaient les événements relatés ici ; « Ne voyez-vous pas qu’Allah vous a assujetti ce qui est dans les cieux et sur la terre? Et Il vous a comblés de Ses bienfaits apparents et cachés » (Coran, 31 : 20)

Là aussi, il ne peut être question de voir avec les yeux mais plutôt de savoir. Il n’est pas question de voir l’assujettissement (taskhîr) du cosmos à l’humain mais de savoir qu’il y a des lois qui l’expliquent, reste à réfléchir au sens de cela. Il faut juste noter sans aller plus loin dans le cadre de cette contribution que la notion coranique de « taskhîr » n’est pas assimilable à l’idée cartésienne de l’homme « maitre et possesseur de la nature ».

Un commentateur contemporain du Coran comme al jazâ-iri écrit à propos de ce verset sur les piliers invisibles du ciel : « Dieu a élevé le ciel de par sa Toute Puissance et de par des lois (sunan) comme Il l’a voulu ».

Dans son commentaire, Tabari rapporte deux avis : un qui soutient que Dieu a élevé le ciel sur des piliers (comme ceux d’une tente) que l’on ne peut voir et un autre qui dit que le ciel est élevé sans piliers du tout.

A l’aune des avancées des sciences de la mécanique céleste moderne et de la mécanique quantique, il semble que le terme de « sunan » (lois) utilisé par al jazâ-iri soit plus proche de ce que les scientifiques de ce domaine savent.

L’impossibilité du hasard

A ce sujet, Trinh Xuan Thuan écrit : « inévitable, simple et conforme avec le Tout : voilà les traits d’une belle théorie. C’est ce désir esthétique de conformité avec le Tout qui a aiguillonné les efforts des physiciens, depuis deux siècles, pour trouver une théorie du Tout, une théorie qui pourrait interconnecter tous les phénomènes physiques de l’univers et unifier les quatre forces fondamentales de la Nature en une seule[2]. »

D’ailleurs, ce qui surprend le plus nous disent les spécialistes des sciences physiques notamment de l’astrophysique et de la mécanique quantique, c’est la grandissime improbabilité que l’harmonie et l’unité de l’univers soient le fruit du hasard.

A ce sujet, Guessoum écrit : « Si les lois et les paramètres de l’Univers avaient été tirés au hasard, la probabilité que la vie apparaisse, et encore moins que l’intelligence et la conscience soient présentes pour se poser de telles questions, aurait été infiniment faible : un zéro suivi de dizaines ou centaines de zéros après la virgule avant d’atteindre le 1…Donnons quelques exemples simples. Si la gravitation avait été très légèrement plus faible dans l’univers, les étoiles ne se seraient jamais formées, et le carbone, l’oxygène et autres éléments nécessaires à la vie, et donc à notre existence, n’auraient pas été formés. Si la gravitation avait été même légèrement plus forte qu’elle ne l’est, l’univers se serait effondré sur lui-même et n’aurait jamais formé de grandes structures (galaxies, étoiles, planètes). Un second exemple relève de l’électricité : si celle-ci (représentée par la charge élémentaire de l’électron) avait été légèrement plus faible qu’elle ne l’est, les réactions chimiques, trop lentes, n’auraient pas pu produire des molécules complexes (jusqu’à l’ADN). Et si elle avait été trop forte, les réactions chimiques n’auraient pas pu avoir lieu, car elles auraient nécessité beaucoup trop d’énergie (non disponible). Que conclure ? Nous sommes là au sein de cet Univers, qu’il convient d’accepter sans plus ? Ou bien qu’il existe un principe qui a permis que l’Homme puisse apparaître et être en harmonie totale avec le cosmos tout entier ? »[3]

Le Coran n’oblige pas l’observateur humain à accepter d’autorité l’harmonie et l’unité de l’univers. Il lui demande de démontrer le contraire, d’où la question « vois-tu une faille quelconque ? » Bien entendu que c’est un défi de nature cognitive énorme à relever pour quiconque dit : « j’ai vu une faille ! »

En fait, c’est à ce processus cognitif que le Coran appelle et même s’il affirme que personne ne trouvera une quelconque « vraie » faille dans la création de Dieu, il laisse la possibilité à tout un chacun de l’infirmer par des arguments convaincants relevant du même processus d’observation et de réflexion.

Dans ce verset, il y a dépassement du purement sensoriel car le jugement esthétique que le Coran cherche à faire naitre n’est pas arrimé à un regard posé sur la « surface » de l’univers (ici le ciel), son harmonie ni sur les êtres pris individuellement. C’est d’une expérience de pensée nourrie par la contemplation patiente du « tout » cosmique associée à une réflexion approfondie, donc un retour à soi, sur ce qui les lie qu’il s’agit.

Cette articulation du cosmos comme réservoir de signes, de l’humain en train de réfléchir et du Coran comme Parole de Dieu est  mentionné dans ce verset : « Nous leur montrerons nos signes dans les horizons et en eux-mêmes, jusqu’à ce qu’il leur devienne évident que c’est cela la Vérité. » (Coran 41 : 53)

Le Coran laisse entrevoir une esthétique spirituelle de la nature qui vient en supplément à une éthique de l’environnement en ce que celle-ci est alimentée par le devoir de l’être humain de laisser la « nature » continuer à être une source de beau et d’émerveillement à couper le souffle qui le relie à l’absolu, Dieu pour les croyants.

L’harmonie signifiante du Cosmos

Après tout ce temps et toutes ces lignes passés dans l’exploration des « âyât » (signes) du Cosmos, il est temps maintenant de revenir aux signes du Coran en examinant l’expression « Puis, retourne ton regard à deux fois : le regard te reviendra las et frustré ». Mais pourquoi le regard est-il sollicité par deux fois ? Une façon d’y répondre est de citer l’adage « y réfléchir à deux fois » qui signifie « y réfléchir longuement ».

Le deux (2) n’est pas à prendre au chiffre, il est juste là à titre indicatif pour attirer l’attention de l’observateur et l’amener à lever la tête pour regarder ensuite baisser les yeux, se poser des questions et émettre des hypothèses pour les vérifier en « re-regardant ».

C’est comme si le Coran disait à l’observateur que jusqu’à l’infini, il ne cessera d’être troublé par l’harmonie, l’unité et la beauté de l’univers et que le regard qui cherche une disharmonie ou une faille dans l’immensité de l’univers reviendra toujours las et frustré. Le terme « las », « fatigué », « épuisé » nous semble plus proche du terme coranique souvent traduit par « humilié ».

Au total, le Coran promeut un mode de connaissance et d’appréciation esthétique de l’univers par le truchement d’une double interrogation adressée à la raison universelle et qu’on peut formuler comme suit : pourquoi y a-t-il harmonie et unité plutôt que le contraire ? En tout cas, le télescope « James Webb » est un outil formidable qui est en train d’apporter sa contribution à cette quête de sens irrépressible qui nous caractérise en tant qu’êtres humains : « Dans la création des cieux et de la terre, l’alternance de la nuit et du jour, il y a certes des signes pour les doués d’intelligence » (Coran 3 : 190).

Ahmad Kanté

Notes :

[1] http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Folio/Folio-essais/Critique-de-la-raison-pratique

[2] Trinh Xuan Thuan, Le chaos et l’harmonie, la fabrication du Réel, Gallimard, 1998, p.29

[3] Nidhal Guessoum, https://oumma.com/lunivers-a-t-il-ete-cree-pour-lhomme

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