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vendredi 19 avril 2024

Vie et mort du Gandhi musulman : un portrait de Ghaffar Khan

Théoricien de la non-violence islamique, Abdul Ghaffar Khan aura également joué un rôle considérable dans la lutte pour les droits des femmes et pour la coexistence interreligieuse. Un portrait de Syed Sikander Mehdi, dont Mizane Info vous propose de larges extraits, nous restitue l’ampleur de la contribution historique et morale de Khan en Inde puis au Pakistan.

Inquiets de l’effet libérateur de l’éducation moderne sur une population rétive et défiante, les Britanniques découragèrent l’instruction publique et résistèrent à l’ouverture des écoles dans la province indienne, en encourageant les mollahs à dénigrer l’éducation moderne sous un prétexte religieux. Quand Ghaffar Khan a ouvert une école dans son village Utmanzai, ni lui, ni Lord Curzon n’auraient pu imaginer qu’un jour la petite école contribuerait à saper les plans du vice-roi. L’ouverture de l’école à Utmanzai en 1910 s’est révélée être un tournant dans la politique indienne. Le village de Khan devint bientôt le centre de l’action non-violente et le siège du pouvoir populaire, une sorte d’académie politique enseignant et prêchant la paix et la non-violence et soulignant l’importance de l’éducation moderne. Peu de temps après, Ghaffar Khan a lancé des campagnes pour l’autonomisation des femmes, pour l’égalité des droits pour tous et pour la construction d’une armée de Dieu non-violente et a directement contesté le pouvoir des seigneurs coloniaux, des seigneurs féodaux locaux et des mollahs. Les Britanniques réagirent en diffusant une propagande contre sa mission, en le menaçant et en imposant des restrictions à son mouvement, soudoyant les enseignants pour qu’ils quittent les écoles ou les menaçant de conséquences désastreuses s’ils continuaient à enseigner dans les écoles.

Un militant des droits des femmes

Malgré plusieurs séjours en prison, Ghaffar Khan, comme les montagnes sous l’ombre desquelles il avait grandi, resta intrépide et ne se soumit pas. Il poursuivi son engagement pour la liberté, la diffusion de l’alphabétisation, le renforcement de la conscience politique et sociale et l’égalité des droits pour tous, notamment ceux des femmes. Ghaffar Khan était en effet un grand promoteur des droits des femmes.

« L’infériorité et la supériorité dépendent des actes et non du genre … Dieu a créé des hommes et des femmes pour être des partenaires dans le développement de la civilisation. Ce sont les deux roues de la voiture de l’humanité qui ne peut rouler sur une seule roue »

Il a exhorté son peuple à reconnaître la valeur et l’importance des femmes en tant qu’êtres humains et en tant que partenaires égaux dans la société et a lutté contre les traditions, les coutumes et les lois discriminatoires à l’égard des femmes. Il a ouvertement exprimé son mécontentement au sujet de la coutume pachtoune d’accepter de l’argent en échange de la main d’une femme au moment du mariage. Son approche, en outre, a eu un effet transformateur car il se référait souvent aux enseignements islamiques dans ce contexte. Critiquant la discrimination fondée sur le genre, il déclara : « L’infériorité et la supériorité dépendent des actes et non du genre … Dieu a créé des hommes et des femmes pour être des partenaires dans le développement de la civilisation. Ce sont les deux roues de la voiture de l’humanité qui ne peut rouler sur une seule roue ». Devant un grand rassemblement de femmes à Bhaizai, il réitéra cette position de principe : « Dieu ne fait aucune distinction entre les hommes et les femmes. Si quelqu’un peut surpasser quelqu’un d’autre, c’est seulement par de bonnes actions et de bonnes mœurs. Si vous étudiez l’histoire, vous verrez qu’il y avait beaucoup d’érudits et de poètes parmi les femmes. C’est une grave erreur que nous avons commise en dégradant les femmes … Dans le Saint Coran, vous avez une part égale avec les hommes. Vous êtes aujourd’hui opprimés parce que nous, les hommes, avons ignoré les commandements de Dieu et du Prophète. Aujourd’hui nous sommes les adeptes de la coutume et nous vous opprimons. Mais Dieu merci, nous avons réalisé que nos gains et nos pertes, nos progrès et notre chute sont communs. » Khan a fortement préconisé l’éducation des femmes et soulignait souvent que l’Islam avait rendu l’apprentissage obligatoire tant pour les hommes que pour les femmes. Il a également veillé à ce que sa fille ne se rende pas seulement à l’école, mais aussi en Europe pour y suivre des études supérieures, malgré l’opposition au sein de sa propre famille. En plus de promouvoir l’éducation des femmes, Ghaffar Khan a ouvertement encouragé les femmes pachtounes à s’intéresser activement à la vie publique, et les femmes ont activement et positivement répondu à cet appel.

Œcuménisme et universalisme musulman

« La vérité est que toutes les religions révélées nous sont venues de Dieu. Elles sont venues afin d’apporter l’unité, l’amour et l’amitié dans ce monde, afin que les gens rendent la vie facile aux autres et servent les créatures de Dieu. Il incombe aux adeptes de la religion de débarrasser le monde de la haine et de l’intolérance. Les religions devraient imprégner les créatures de Dieu d’un esprit d’amour et de considération réciproque, afin qu’elles s’offrent mutuellement service. ». En 1930, alors qu’il était détenu dans la prison de Gujrat, Khan a œuvré pour promouvoir une bonne entente interconfessionnelle et a demandé aux autorités de la prison d’organiser l’enseignement du Coran pour les Hindous et celui du Bhagavad Gita pour les musulmans. Il avait l’habitude de donner des conférences sur le Coran et lui-même lisait souvent le Bhagavad Gita. Tout au long de sa vie, il a respecté toutes les religions, y compris l’hindouisme. Il n’est pas étonnant que quand il était avec Gandhi à Wardah, il avait l’habitude de se joindre à ce dernier dans ses prières quotidiennes. L’opinion d’Abdul Ghaffar Khan, musulman très dévot, était que, bien que différentes religions poursuivent des chemins différents, elles approchent le même et unique Dieu. En tant que telles, toutes les religions sont les religions du même Dieu, qui est aussi le Dieu des musulmans. Il appartenait donc à toutes les religions et n’avait aucun problème à s’identifier à toutes les religions et s’efforçait de promouvoir l’harmonie religieuse dans les moments difficiles.

Le fait est que la non-violence est une grande force en soi, tout comme la violence est une force. La non-violence a sa propre armée, de la même manière qu’il y a des armées de la violence. La différence est que l’arme de la non-violence est la prédication (tabligh) tandis que l’arme de la violence est l’arme à feu. Mais il n’y a pas de défaite dans la non-violence, seulement dans la violence

Outre son approche universaliste de la religion, Khan appliqua les valeurs islamiques dans la création d’une société non-violente et dans sa lutte contre l’oppression britannique. Cette approche est d’autant plus pertinente qu’elle a été non seulement théorisée mais aussi pleinement appliquée lorsque Ghaffar Khan a créé en 1930 une armée non violente de volontaires, les Khudai Khidmatgars. Une action politique non-violente contre les Britanniques qui a transformé un peuple dispersé, quelque peu désorienté et violent en des militants politiques bien disciplinés, courageux et non-violents. C’était un mouvement unique contre l’esclavage et le colonialisme et une incarnation vivante de l’Islam en tant que mouvement de masse puissant mais pacifique en faveur d’un changement politique et social. Khan a clairement indiqué à ce propos que son concept de non-violence était directement dérivé de l’Islam : « Il n’y a rien de surprenant qu’un musulman ou un pachtoun comme moi souscrive au crédo de la non-violence. Ce n’est pas un nouveau crédo. Il a été suivi il y a 1400 ans par le Saint Prophète (PSL) tout le temps qu’il était à La Mecque, mais nous l’avions tellement oublié que quand Gandhi l’a remis à jour, nous parlions d’un credo nouveau. » Khan a rappelé que « le Coran enseigne le djihad qui, dans son sens profond, signifie lutter pour le bien » et que « Le Prophète Muhammad a enseigné qu’un musulman ne blesse personne, ni en paroles, ni en actes, mais qu’il travaille pour le bien et le bonheur des créatures de Dieu. La croyance en Dieu est d’aimer ses semblables. » « Le fait est que la non-violence est une grande force en soi, tout comme la violence est une force. La non-violence a sa propre armée, de la même manière qu’il y a des armées de la violence. La différence est que l’arme de la non-violence est la prédication (tabligh) tandis que l’arme de la violence est l’arme à feu. La violence engendre la haine, la peur et la lâcheté … Il n’y a pas de défaite dans la non-violence, seulement dans la violence … La violence est une voie facile à suivre, mais il est extrêmement difficile d’emprunter la voie de la non-violence ».  Conduit par un chef politique intrépide qui ne s’intéressait pas du tout aux gains politiques ou matériels et qui était toujours prêt à subir l’emprisonnement, le bannissement et toutes sortes de privations pour les causes qu’il épousait, le mouvement a grandi en force. Les pachtounes ont rejoint les Khudai Khidmatgars par milliers. En représailles, leurs habitations étaient souvent incendiées, les membres du mouvement étaient souvent battus, torturés et emprisonnés, leurs propriétés, saisies, et beaucoup furent abattus de sang-froid. Cependant, ils restèrent fidèles à leur vœu de non-violence et ne recoururent jamais à la violence, ce que les Britanniques désiraient désespérément.

Khan, premier opposant de Jinnah, le père de l’indépendance pakistanaise

Ali Jinnah, le père de l’indépendance pakistanaise.

La préférence de Abdul Ghaffar Khan pour une Inde unie dans le scénario post-britannique était bien connue. Son opposition véhémente à la partition de l’Inde et son association étroite avec le All India Congress Party n’ont été ni oubliées ni pardonnées par les soutiens de la Ligue musulmane d’Ali Jinnah. Ce parti contre lequel il avait fait campagne, allait diriger avec succès le mouvement pour la création du Pakistan et arriva au pouvoir au Pakistan en 1947. Khan et son armée de Khudai Khidmatgars avaient toujours fait campagne contre les forces musulmanes rétrogrades et les seigneurs féodaux qui avaient collaboré avec les Britanniques pendant la période coloniale. Or, à l’indépendance, beaucoup de mollahs et de seigneurs féodaux avaient rejoint la Ligue Musulmane et devinrent influents au Pakistan. L’organisation Khudai Khidmatgars a été alors interdite, ses publications censurées et Khan fut envoyé derrière les barreaux en 1948 jusqu’à l’amnistie du 5 janvier 1954. Il aura passé plus d’années de sa vie dans les prisons pakistanaises que durant la période britannique. Désenchanté totalement par la politique au Pakistan, il choisit l’exil et resta en Afghanistan et en Inde pendant une partie des années 1970 et 1980. Réclamant à plusieurs reprises des droits égaux pour les citoyens vivant dans les quatre provinces du Pakistan, et le partage des ressources entre les provinces, Khan condamnait le terrorisme d’État et le régime militaire, et critiquait les forces religieuses rétrogrades pour leur collaboration avec les forces répressives dans le pays et leur violence justifiée au nom de l’Islam. Une action qui lui valut d’être accusé de séparatisme pachtoune et d’être successivement emprisonné et assigné à résidence. Une grande partie des dix dernières années de sa vie a été passée en Afghanistan et pendant cette période, il milita pour la paix en Afghanistan, mais fut contraint d’assister les pachtounes à prendre les armes contre les Soviétiques. Un déchirement final qui le vit tragiquement assister à l’effondrement de son château de non-violence, mis en pièces par la guerre, le conflit et la violence déclenchés par l’invasion soviétique.

Syed Sikander Mehdi

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« Le voile et la bannière : L´avant-garde féministe au Pakistan », Christele Dedebant

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« Anthologie de la poésie ourdoue », Chastel Buchet

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