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samedi 20 avril 2024

«Tant que nous accepterons l’opposition entre Occident et monde musulman, nous resterons captifs de la colonisation»

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Le thème de la chute de l’Empire romain a été abondamment traité dans la peinture de l’âge classique.

Troisième et dernière partie de l’article de Cemil Aydin sur la généalogie de la notion de « monde musulman ». L’historien revient sur le rôle joué par la colonisation européenne et l’impérialisme dans le contre-discours panislamiste et plaide en faveur d’une sortie de ce paradigme hérité de l’histoire vers un humanisme inclusif à même de nous permettre d’éviter les impasses d’un tribalisme des civilisations.

Le développement des nationalismes européens s’est largement appuyé sur la figure « répulsive » des musulmans considérés comme un ennemi utile, en particulier le sultan ottoman. À la fin du XIXe siècle, les nationalistes grecs, serbes, roumains et bulgares ont commencé à diffuser des discours dépeignant le sultan ottoman comme un despote. Ils réussirent à convaincre certains libéraux britanniques à rompre l’alliance ottomano-britannique au nom d’une solidarité chrétienne mondiale. Les libéraux britanniques anti-ottomans tels que William Gladstone ont soutenu que la solidarité chrétienne devrait peser dans les décisions britanniques concernant l’Empire ottoman. C’est dans ce contexte que le sultan ottoman a fait référence à son lien spirituel avec les musulmans indiens, pour plaider en faveur d’un retour à une alliance ottomano-britannique grâce à cette connexion particulière entre les deux grands empires musulmans.

Les thèses racialistes de Renan

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Ernest Renan.

Dans son livre influent « The Future of Islam » (1882), le poète anglais Wilfrid Scawen Blunt affirmait que l’Empire ottoman finirait pas être expulsé d’Europe et que le réveil de l’esprit de croisade européen ferait d’Istanbul une ville chrétienne. Paradoxalement, Blunt affirmait dans le même temps et de manière paternaliste que l’Empire britannique pourrait devenir le protecteur des populations musulmanes du monde en Asie. Il était d’ailleurs un partisan et un ami des principaux réformistes musulmans tels que Al-Afghani et Muhammad Abduh, et servait d’intermédiaire entre les cercles intellectuels européens et les réformistes musulmans.

À la même époque, l’influent intellectuel français Ernest Renan a formulé une vision très négative de l’islam, notamment en ce qui concerne la science et la civilisation. Renan a vu l’islam comme une religion sémitique qui entraverait le développement de la science et de la rationalité. Ses idées symbolisent la racialisation des musulmans via leur religion. Bien sûr, Renan tenait ce discours depuis Paris qui régnait sur une grande partie de l’Afrique du Nord musulmane et de l’Afrique de l’Ouest. Ses idées ont contribué à rationaliser la domination coloniale française. Al-Afghani et de nombreux autres intellectuels musulmans n’ont pas manqué d’écrire des ouvrages de réfutation des arguments avancés par Renan, avec le soutien de Blunt. Mais finalement les thèses de Renan, distinguant une civilisation islamique d’une civilisation chrétienne occidentale, finirent par s’imposer.

La victoire éphémère du nationalisme dans le monde musulman

La revendication d’une mission civilisatrice occidentale et celle d’une supériorité de la civilisation chrétienne-occidentale ont appuyé les projets coloniaux de l’Europe. Les intellectuels européens ont entrepris de vastes projets de classification de l’humanité en hiérarchisés par « race » et religion. Ce n’est qu’en réponse à cette affirmation chauvine que les intellectuels musulmans ont conçu à leur tour un contre-récit de la civilisation islamique. Dans une tentative d’affirmation de leur dignité et leur égalité, ces intellectuels ont souligné la gloire passée, la profonde modernité et la civilité du « monde musulman ». Ces opposants musulmans à l’idéologie impériale européenne ont été les premiers théoriciens du panislamisme.

Au début du XXe siècle, les réformateurs musulmans ont commencé à cultiver un récit historique qui mettait l’accent sur une civilisation partagée, avec un âge d’or dans la science et l’art islamiques, et son déclin ultérieur. Cette idée d’une histoire musulmane holistique était une création nouvelle façonnée directement en réponse à l’idée d’une civilisation occidentale et aux arguments géopolitiques de l’unité raciale occidentale / blanche.

Les idées des mondes occidental et islamique ont été définies historiquement en miroir, se nourrissant l’une de l’autre. En conséquence, nous ne devrions pas laisser les colonisateurs de la fin du XIXe siècle définir les termes de ce que devrait être la discussion d’aujourd’hui sur les droits de l’homme et la bonne gouvernance.

À l’instar de la première génération d’intellectuels panafricains et panasiatiques, les intellectuels musulmans ont réagi au chauvinisme européen et à l’orientalisme occidental en rédigeant leur propre histoire. Tout au long du XXe siècle, des leaders tels que Mustafa Kemal Atatürk, Nasser en Egypte, Mohammad Mosaddeq en Iran et Sukarno en Indonésie étaient tous des nationalistes laïques, mais ils avaient tous besoin de cette histoire glorieuse de la civilisation musulmane pour contrer les idéologies de la suprématie blanche. Le nationalisme a finalement triomphé et, au cours des années 1950 et 1960, l’idée de l’islam en tant que force politique de transformation s’est estompée.

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Les idéologies panislamiques n’ont pas refait surface avant les années 1970 et 1980, sous de nouvelles modalités et comme l’expression d’un mécontentement politique. Les beaux jours de l’optimisme du milieu du XXe siècle au sujet de la modernisation avaient disparu. L’ONU pas plus que les États-nations postcoloniaux n’avaient pu apporté la liberté et la prospérité à la plupart des musulmans du monde.

Une victimisation sans projet politique pratique

Pendant ce temps, l’Europe, les États-Unis et l’Union soviétique se désintéressaient du sort et des souffrances des peuples musulmans. Des partis islamistes tels que les Frères musulmans en Égypte et Jamaat-e-Islami au Pakistan sont apparus, soutenant que la colonisation de la Palestine et les développements de la pauvreté exigeaient une nouvelle forme de solidarité.

La révolution iranienne de 1979 a été un moment historique. Pour condamner le statu quo, Khomeiny a lancé un appel à cette nouvelle forme de panislamisme. Pourtant, l’Iran et son rival régional, l’Arabie saoudite, ont tous deux privilégié les intérêts nationaux de leurs États. Il n’y a donc jamais eu de vision fédératrice viable de cette nouvelle solidarité panislamique. Contrairement au panafricanisme, qui idéalisait les populations noires vivant au sein de l’Afrique postcoloniale, le panislamisme reposait sur un sentiment de victimisation sans projet politique pratique.

Notre défi, aujourd’hui, est de trouver un nouveau langage sur les droits et les normes qui ne soit plus captif des illusions de la civilisation occidentale ou de ses alternatives africaines, asiatiques et musulmanes. La voie à suivre pour surmonter les injustices et les problèmes actuels du monde contemporain doit reposer sur nos relations et nos valeurs partagées plutôt que sur le tribalisme civilisationnel.

Il s’agit moins de projets réels d’établir un régime politique musulman que de mettre fin à l’oppression et à la discrimination subies par une communauté mondiale fantasmée. Les appels à la solidarité mondiale des musulmans ne peuvent pas être compris en regardant les textes religieux. Ce sont les développements de l’histoire intellectuelle et géopolitique moderne qui ont généré et façonné les conceptions panislamiques de l’histoire et du monde. Peut-être leur caractéristique essentielle est l’idée de l’Occident en tant que lieu politique, avec son propre récit historique et sa vision durable de l’hégémonie mondiale.

Vers un humanisme inclusif contre un tribalisme civilisationnel

L’Union soviétique, les États-Unis, l’UE – tous les projets politiques occidentaux du XXe siècle ont toujours considéré que l’Occident était supérieur au reste du monde pour légitimer leur hégémonie. Raison pour laquelle les premiers intellectuels panislamistes ont développé leur propre récit historique pour mieux combattre les discours impériaux abondamment diffusés par les écrits orientalistes et les sciences sociales européennes dans les métropoles coloniales. Il ne pouvait tout simplement pas y avoir de récit panislamique de l’ordre mondial sans son homologue, le récit occidental du monde, dont le récit est tout aussi tendancieux.

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Les idées des mondes occidental et islamique ont été définies historiquement en miroir, se nourrissant l’une de l’autre. En conséquence, nous ne devrions pas laisser les colonisateurs de la fin du XIXe siècle définir les termes de ce que devrait être la discussion d’aujourd’hui sur les droits de l’homme et la bonne gouvernance. Tant que nous accepterons cette opposition tendancieuse entre « Occident » et « monde musulman », nous resterons toujours captifs de la colonisation et des échecs de la décolonisation. En écartant simplement ces termes de notre discussion, nous serons plus libres d’avancer, de penser les uns aux autres, et au monde, de manière plus réaliste et plus humaine. Notre défi, aujourd’hui, est de trouver un nouveau langage sur les droits et les normes qui ne soit plus captif des illusions de la civilisation occidentale ou de ses alternatives africaines, asiatiques et musulmanes. Les êtres humains, indépendamment de leur couleur et de leur religion, partagent une même planète et une histoire connectée, sans frontières civilisationnelles. La voie à suivre pour surmonter les injustices et les problèmes actuels du monde contemporain doit reposer sur nos relations et nos valeurs partagées plutôt que sur le tribalisme civilisationnel.

Cemil Aydin

A lire également : 

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« Le monde musulman du XIe au XVe siècle », Christophe Picard

 

 

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