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jeudi 18 avril 2024

Aziz Ali Dad : « L’islam libéral et l’islamisme se livrent une guerre de tranchée »

islam libéral

Dans le conflit à la fois feutré et ouvert que se livrent islamisme et islam libéral, quelle est la position des intellectuels musulmans dans le débat public ? Et quel est le contenu de l’approche libérale défendue par ses artisans ? Chroniqueur et rédacteur dans les colonnes du site d’information pakistanais TNS, Aziz Ali Dad aborde le sujet sans tabou et à la lumière de l’ouvrage « Islam After Liberalism », qui interroge l’hégémonie intellectuelle de l’Islam libéral.

L’émergence de l’Islam pose plusieurs challenges aux chercheurs en sciences sociales car il défie tous les cadres d’explication existants. Depuis son émergence dans la péninsule arabique, l’Islam a tracé sa propre trajectoire historique, mais au cours des siècles suivants son destin s’est mêlé au destin d’autres civilisations, religions et idéologies diverses. Ce que nous observons aujourd’hui nous amène à comprendre que l’Islam n’est pas une entité figée dans le temps et l’espace, mais le produit de facteurs, d’acteurs, d’idées et d’expériences sociales et historiques à la fois endogènes et exogènes.

L’une des difficultés à comprendre l’Islam dans une ère post-religieuse provient du fait que le cadre analytique dominant, en tant que produit de l’épistémologie désenchantée, se voit confier la tâche d’étudier une vision du monde enchantée. Cette incongruité épistémologique explique en partie l’échec de la production érudite sur l’islam, celle produite par ce que l’on appelle l’islam libéral. L’engagement de l’Islam dans l’histoire et les affaires profanes l’a en ce sens rendu plus temporel et moins transcendant.

Le libéralisme dans les valises du colonialisme

islam libéral
Aziz Ali Dad.

Malheureusement, l’érudition produite à la fois par les libéraux et les islamistes ne voit pas l’implication du transcendant dans le temporel et l’influence du temporel sur la représentation de la réalité transcendante. Dès lors, les deux camps semblent prisonniers d’une enceinte dogmatique qui les rend incapables d’analyser des facteurs émanant moins du contexte idéologique et théologique que des dynamiques socio-historiques changeantes.

Malgré l’hétérogénéité des forces historiques et sociales opérant sur l’islam, l’analyse, le diagnostic et le pronostic de l’érudition moderne souffrent d’une vision essentialiste, anhistorique et anachronique de cette religion. Ceci en raison du fait que cette vision savante est toujours enfermée dans les cadres classiques de la modernité qui lui ont donné naissance. Ce décalage ne cesse de grandir et le fossé entre l’approche libérale et la réalité augmente. La position libérale sur la place de la religion dans la sphère publique souffre également d’une rigidification sur ses propres principes considérés comme des articles de foi. En d’autres termes, la religion et le libéralisme ont tous deux cultivé une culture de rejet total en effaçant le moindre doute pour établir la clôture de la vérité inspirée de leurs visions du monde respectives.

Le libéralisme est une pensée sociale et politique qui attache de l’importance aux droits individuels et à la liberté individuelle de choix. Cet accent mis sur la liberté dans divers domaines de la vie personnelle et sociale a permis à l’Occident de créer une nouvelle société et une nouvelle économie. Le libéralisme s’est invité en terres musulmanes dans les valises du colonialisme et dans la mesure où la domination coloniale était basée sur la logique binaire de l’Occident par rapport au reste du monde, les idéaux libéraux, y compris la liberté de choix et de décision, n’étaient pas étendus aux colonisés. Raison pour laquelle une figure avant-gardiste du libéralisme telle que John Stuart Mill, refusa d’étendre le concept de la liberté aux Indiens, car il estimait que « les barbares n’ont aucun droit en tant que nation ».

Le dogmatisme de la pensée libérale

L’avènement de la pensée libérale dans les sociétés musulmanes a coïncidé avec le déclin progressif du pouvoir musulman dans différentes parties du monde d’une part, et l’ascendance des puissances coloniales occidentales dans les terres musulmanes d’autre part. La première rencontre des musulmans avec le libéralisme l’a été sous une forme matérielle et militaire, non sous une forme intellectuelle. Témoin de la disparition de l’ancien ordre et du dépérissement de son pouvoir, impressionnée par la puissance militaire, les réalisations scientifiques et la production impressionnante de connaissances, l’intelligentsia musulmane a essayé de rendre l’Islam compatible avec les idéaux libéraux.

Au cœur du projet libéral des intellectuels musulmans de l’époque coloniale se trouvait un profond sentiment d’infériorité en termes de capital intellectuel et de prospérité économique. C’est dans ce contexte historique que la structure de la pensée libérale musulmane a pris forme. Avec le temps, cette pensée a pris une forme essentialiste et binaire dans la période post-coloniale. Pourtant, l’islam radical d’aujourd’hui n’est pas le résultat de l’amour que les gens ont pour un islam archaïque du passé, mais plutôt un produit de la modernité. C’est ainsi que la vision réductionniste des libéraux concernant l’Islam perçoit 1400 ans d’histoire musulmane à travers les expériences des 17 dernières années qui ont suivi le 11 septembre. Une telle vue réduit l’ensemble diversifié des expériences et des processus historiques à une seule cause. Cette prédominance de la téléologie et la diminution de la diversité historique de l’islam dans le discours libéral ont donné naissance à une approche dogmatique de la pensée libérale. Ce que les savants, les écrivains populaires, les orateurs publics et les intellectuels libéraux charrient derrière le vocable d’islam modéré est un produit rendu nécessaire par les besoins de la volonté libérale pour alimenter cette même volonté et non le point de vue de la connaissance. Pris au piège de leur vision binaire, les partisans des récits libéraux et islamistes voient tout deux le monde en noir et blanc, et ferment de ce fait toute possibilité d’émergence de la raison critique et de l’imagination créatrice.

La marchandisation de l’islam

L’islam libéral et l’islamisme ne cessent de se nourrir l’un l’autre pour perpétuer leur hégémonie sur la vérité de l’islam. Dans leur livre récemment publié « Islam After Liberalism », Faisal Devji et Zaheer Kazmi ont brillamment définit l’hégémonie intellectuelle de l’Islam libéral. Selon Devji et Kazmi, « l’hégémonie intellectuelle de l’islam libéral a limité toute vision alternative, voire non-violente, des formes de pensée et de pratique islamiques opposées à l’État libéral ». Cette posture « a renforcé les orthodoxies institutionnelles et laissé peu de place à la libre expression des tendances religieuses « hérétiques ». La guerre de tranché idéologique qui se déroule entre libéraux et islamistes crée une zone où toutes les pensées divergentes sont évincées. Mohamed Arkoun, érudit et penseur algérien, estime qu’une telle zone tampon est impensable dans l’Islam en tant qu’il serait un « Corpus fermé officiel ». Pourtant, le libéralisme, comme la religion, a aussi créé son propre corpus fermé, officiel, où toutes les possibilités de floraison de la pensée créative, esthétique, herméneutique et critique sont étouffées dans l’œuf.

Pourquoi les sociétés musulmanes n’ont pas réussi à se réformer ou à se former à nouveau en se dotant d’un nouveau paradigme de gestion du monde ? Leur échec à développer un nouveau paradigme dans l’âge moderne est la conséquence d’un déficit intellectuel. Lorsque les conditions objectives étaient mûres pour le changement et que l’ordre ancien se désintégrait, les musulmans n’avaient pas de vision du monde alternative parce que l’intelligentsia musulmane n’avait pas fait son devoir intellectuel.

Depuis le 11 septembre, l’Islam libéral a retrouvé un nouveau souffle avec l’émergence d’un éventail d’institutions et d’acteurs décidés à insuffler une version modérée de l’Islam. Pourtant, la tendance libérale qui consiste à considérer les partisans de l’idéologie de l’islam radical comme étant les partisans de l’Islam ancien et tribal de l’Arabie est une vision erronée. Le nouveau groupe d’acteurs et d’écrivains qui adhèrent de manière inconditionnelle à cet islam libéral n’a pas émergé sur la scène intellectuelle en raison d’un besoin intellectuel spécifique, mais à cause du fait que l’islam modéré se vend très bien sur le marché des idées.

Faisal Devji et Zaheer Kazmi estiment ainsi que l’hégémonie intellectuelle de l’Islam libéral est la conséquence de la marchandisation de l’Islam. « Cela a été dans une large mesure une conséquence », affirment Devji et Kazmi, « du rôle de l’Etat dans la construction de l’Islam » modéré « et des immenses ressources gouvernementales consacrées au programme contre-extrémiste, qui a permis sa marchandisation ».

Un des points communs entre la pensée des différents acteurs et des institutions qui soutiennent un islam modéré est la nature binaire de leur discours et leur croyance en une vision linéaire de l’histoire. Ils extrapolent la philosophie de l’histoire linéaire du libéralisme occidental pour définir la trajectoire historique d’autres sociétés, y compris les sociétés musulmanes à travers le monde. Sous la direction de cette vision linéaire, l’Islam libéral essaie de détourner et d’interpoler la multiplicité des trajectoires historiques en les introduisant aux forceps dans la seule voie dictée par le libéralisme essentialiste.

Le déficit intellectuel des élites musulmanes

Aujourd’hui, la vision réductionniste et libérale de l’histoire a pénétré le discours intellectuel de l’intelligentsia musulmane. Un mantra souvent répété de l’érudition libérale est, par exemple, le besoin urgent de réforme dans l’Islam. Le mouvement de réforme a eu lieu dans le contexte historique occidental où les contradictions et les dynamiques sociales, économiques et politiques nécessitaient un mouvement appelant à des réformes. Il y est parvenu parce qu’il y avait eu préalablement un travail intellectuel. L’intelligentsia occidentale a créé un espace intellectuel où les questions liées au privé, au public, à l’état et à la religion ont été examinées à travers une lentille philosophique qui a ouvert la voie à l’expansion de l’esprit humain, de la sphère publique, des institutions, des idées et des acteurs de la société.

Malheureusement, le fondement même du libéralisme dans l’islam, au début de la modernité, a été marqué par l’imitation de cette approche par les musulmans, dans le nouveau réseau de relations de pouvoir créé par la structure coloniale. La tendance parmi les libéraux à proposer des réformes de l’islam sur la même ligne que le christianisme illustre cela.

Depuis le début de l’Islam, les sociétés musulmanes ont été témoins de l’effondrement de plusieurs systèmes de pensée et de structures du pouvoir. La soumission des sociétés musulmanes au pouvoir colonial était aussi le résultat de la désintégration de l’ancien système de pouvoir et de la vision du monde musulman. La question qui se pose ici est la suivante : pourquoi les sociétés musulmanes n’ont pas réussi à se réformer ou à se former à nouveau en se dotant d’un nouveau paradigme de gestion du monde ? Leur échec à développer un nouveau paradigme dans l’âge moderne est la conséquence d’un déficit intellectuel. Lorsque les conditions objectives étaient mûres pour le changement et que l’ordre ancien se désintégrait, les musulmans n’avaient pas de vision du monde alternative parce que l’intelligentsia musulmane n’avait pas fait son devoir intellectuel. Prenons l’exemple de l’Empire moghol. Quand l’Empire s’est effondré, il n’a laissé que les décombres de l’ancien édifice et de la poésie moghole, sans un héritage philosophique capable de donner un sens au nouvel âge qui advenait.

La plupart des « analystes » tendent à voir un lien de causalité fort entre l’injonction religieuse islamique et les pratiques des musulmans. En réalité, comme d’autres idéologies et croyances, il existe un fossé énorme entre la théorie et la pratique chez les musulmans.

Aujourd’hui, la situation est similaire :  l’intelligentsia musulmane n’a pas réussi à élaborer un vocabulaire qui résonne avec sa condition existentielle. Même les catégories conceptuelles du savoir moderne ne sont pas investies d’une pensée qui puisse relier ces concepts aux expériences vécues par les musulmans. Par conséquent, l’intelligentsia recourt à des mots étrangers qui portent sa propre bigoterie. Cette tendance à trop s’appuyer sur une terminologie étrangère sans réfléchir sur le sens des mots est due à une léthargie intellectuelle. L’appropriation de la terminologie est une pratique normale, mais elle sert à ancrer les revendications dans des contextes historiquement contingents. Il est important de fusionner l’expérience du contingent dans l’usage d’un vocabulaires universel si l’on souhaite que les catégories conceptuelles perdent leur qualité intemporelle pour pouvoir capturer l’expérience de vie vécue au quotidien.

C’est l’une des raisons qui expliquent que l’érudition orientaliste est critiquée non seulement pour son approche réductionniste et essentialiste, mais aussi pour ses impacts sur la perception et la représentation des gens sur eux-mêmes. Une fois que les fausses idées sont acceptées, sans la nécessaire connaissance des acteurs et des facteurs qui ont contribué à leur formation discursive, elles sont alors intériorisées et participent d’une déformation de la vision et du savoir.

Le fossé entre théorie et pratique

L’erreur conceptuelle de l’érudition libérale au sujet de l’Islam est de confondre l’Islam politique avec l’Islam théologique. Toute facette politique ou militante de l’islam est attribuée à la théologie islamique. Cette erreur conceptuelle conduit à une erreur analytique du phénomène religieux essentialisé au détriment de l’enracinement des pratiques religieuses et de la complexité de leurs processus socio-politiques et économiques. Il est très important de prendre en considération les nuances qui contribuent à l’édifice analytique de l’érudition sur l’Islam. Jusqu’à présent, la solution la plus simple inspirée par le confort du cocon idéologique a été d’utiliser des termes prêts à l’emploi sans analyses discursives préalables.

Marshall Hodgson était l’un des chercheurs exceptionnels qui ont investi la pensée profonde dans les catégories analytiques employées pour l’étude de l’Islam. Chaque fois qu’un mot ne parvenait pas à définir un phénomène, il inventait de nouveaux termes pour éviter tous les pièges conceptuels. Dans son livre magistral « The Venture of Islam », Hodgson a identifié les problèmes liés à l’utilisation des catégories analytiques qui ne tiennent pas compte de la localisation, du contexte et de la relation du sacré au contingent. Son répertoire de catégories conceptuelles s’en est trouvé enrichie grâce à sa rigueur intellectuelle. Contrairement à l’érudition libérale qui traite de manière confuse l’islam, Hodgson restreint « le terme « Islam » à la religion des musulmans, n’utilisant pas ce terme pour les phénomènes beaucoup plus généraux, comme les traditions culturelles islamiques ou l’islamisme.

La corruption des mots précède l’éruption de la violence dans la société. Les partisans de l’islam libéral et de l’islamisme sont des compagnons de route étranges car ils souscrivent inconsciemment à un même vocabulaire employé pour la guerre des idées. L’amalgame des catégories s’avère bénéfique pour les islamistes parce qu’ils ont interprété toutes les questions politiques liées à l’Islam comme des questions religieuses et vice versa. Le répertoire du vocabulaire dans l’arsenal idéologique des libéraux et des islamistes s’est transformé en concepts sanguinaires et intemporels au service d’une volonté du pouvoir. On ne peut nier le fait que l’islam contient des éléments de violence dans sa théologie, mais en même temps il a des dimensions créatives, esthétiques, littéraires, artistiques, etc. La plupart des « analystes » tendent à voir un lien de causalité fort entre l’injonction religieuse islamique et les pratiques des musulmans. En réalité, comme d’autres idéologies et croyances, il existe un fossé énorme entre la théorie et la pratique chez les musulmans. Cela ressort clairement du comportement social et des normes civiques des musulmans dans les sociétés musulmanes et des musulmans vivant dans des sociétés non musulmanes comme l’Occident.

Aziz Ali Dad

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